mardi 18 décembre 2007

Nankin: rapport d'Ito

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Préambule

En Mai 2002, j'ai commencé à étudier le Tai Chi sous la direction de Maître Ma Chang-xun. J'ai depuis eu le privilège de participer à cinq stages pour instructeurs dirigés par Maître Cha et organisés par l'association Japonaise de Tai Chi. En été 2005 j'ai commencé à donner des stages de Tai Chi à travers l'Amérique du Nord et l'Europe, et des groupes affiliés de Tai Chi ont commencé à proposer des cours réguliers en Californie, Washington, Québec et en France.

J'ai récemment réalisé que le symbole du Yin et du Yang utilisé par le Tai Chi symbolisait aussi mon parcours dans l'existence, et ce de la manière suivante:

Yin-Yang: le côté "Yang"

Aprés mon arrivée du Japon aux États-Unis en 1975, j'ai consacré 32 années de ma vie à propager le Shintaïdo en tant qu'art martial pour la paix et l'amour permettant de développer les capacités latentes en chaque individu. Au nombre de mes "arguments de vente" comptait ma propre expérience d'avoir grandi à Hiroshima immédiatement après la défaite Japonaise lors de la deuxième Guerre Mondiale, et d'avoir survécu à la pauvreté, la souffrance et la destruction physique et sociale des années après-guerre.

Yang devient Yin

(Cette étape est décrite dans mon précédent message "En partant pour Nanjing")

Yin-Yang: le côté "Yin"

Avant le voyage pour la conférence de Nanjing, j'avais effectué des investigations plus poussées sur les atrocités commises en Chine par les forces armées du Japon Impérial pendant la deuxième Guerre Mondiale, et sur les souffrances endurées par les Chinois (tant par les survivants que par leurs descendants). Je pensais en avoir acquis une assez bonne compréhension et, sachant ce que les Japonais avaient accompli par le passé, je m'attendais à ce que les participants Japonais à la Conférence de Nanjing reçoivent un accueil plutôt froid (alors qu'en fait nous fûmes reçus chaleureusement par les participants Chinois).

Pendant la conférence, j'ai entendu les histoires des survivants Chinois et j'ai vu les fruits des recherches des lettrés Chinois, et j'ai réalisé à quel point ma propre compréhension était restée superficielle. Les soldats Japonais ont massacré des soldats Chinois qui s'étaient rendus. Après la fin des combats, ils ont tués des civils désarmés, violé et réduit femmes et filles en esclavage, volé de la nourriture, des ustensiles, et des vêtements alors que les autorités militaires ne faisaient rien pour intervenir. J'ai réalisé que c'étaient là de méprisables actes de lâcheté.

Je suis convaincu que beaucoup de Chinois considèrent encore les Japonais d'aujourd'hui comme des lâches, du fait qu'ils nient ce qui s'est passé en Chine. Je pense que cela ne constitue pas une nouvelle couche de honte, mais une couche supplémentaire de lâcheté. Et pendant que j'étais là-bas, j'ai réalisé que ces sentiments étaient au fond partagés par ceux-là même des Chinois qui sont pro-Japonais.

Pendant la conférence j'ai assisté à une présentation du Dr. Kuniko Muramoto, psychologue clinique et professeur de recherche en sciences sociales à l'Université Ritsumeikan à Kyoto, au Japon. Elle suggérait que:
  1. Ceux des troupes Japonaises de retour de la Chine continentale et du sud-est asiatique après la défaite de la deuxième Guerre Mondiale avaient à peine de quoi assurer leur propre survie et le bonheur de leurs proches, aussi se sont-ils lancés dans la reconstruction de leur pays. Eux et leur société ont failli à consacrer la moindre minute ou once d'énergie à se repentir de ce qu'ils avaient fait pendant la guerre.

  2. Les politiciens Japonais et les chefs militaires qui déclenchèrent la deuxième Guerre Mondiale dans le Pacifique, non plus que les industriels qui ont coopéré avec eux, n'ont jamais fait l'objet d'aucun jugement ni enquête. Au contraire, ils furent réinvestis dans leurs fonctions afin de reconstruire le Japon. (Par exemple, les docteurs médicaux attachés à la Division Ishi ont simplement réintégré leurs rôles de personalités phares de la communauté médicale Japonaise, et ne furent jamais tenus pour responsables de leurs actes).
Dr Muramoto suggère que nombre des problèmes de la Société Japonaise actuelle, y compris la déliquescence de l'éthique sexuelle, les dérèglements d'humeur d'une grande partie des garçons Japonais, l'anorexie endémique chez les jeunes femmes, la criminalité des enfants et des adolescents, et la violence domestique peuvent être des résurgences modernes de l'échec du Japon d'assumer, en tant que nation agresseur, sa part de responsabilité pour ce qui s'est produit durant la guerre.

Ma mère fut mariée deux fois. Pendant la conférence, je me suis soudain souvenu qu'elle m'avait dit lorsque j'étais enfant que mon père avait été soldat de métier dans la Marine. Pour le fils puîné d'une famille de fermiers à Hiroshima pendant la Dépression, la carrière militaire est vraisemblablement apparue comme allant de soi. Lors de son mariage avec ma mère, il fut adopté par sa famille afin de perpétuer le nom de la famille, une pratique courante au Japon à l'époque. Lorsqu'il revint de la guerre, j'avais trois ans et mon petit frère n'était qu'un bébé. Il nous a quittés quasiment aussitôt après son retour. Ma mère avait coutume de dire, "j'ai fait tout ce qui était possible pour vous élever, à part le trottoir!". C'était une époque très difficile au Japon, même pour les familles avec deux parents, et elle a beaucoup souffert pour nous. Un verset de l'Ancien Testament parle d'être "formé dans l'iniquité et conçu dans le péché", et je pense vraiment que l'on peut voir les effets des péchés de la machine de guerre du Japon Impérial dans notre société actuelle.

Mon second père était alcoolique et joueur invétéré. Lorsqu'il avait bu il parlait de sa jeunesse comme soldat d'infanterie dans l'Armée Impériale du Japon, transféré de place en place à travers la Chine. Après le collège, au moment où je m'impliquai dans les activités d'un groupe d'artistes martiaux et autres du nom de Rakutenkai, je commençai à lire la Bible pour me maintenir au niveau de certaines des idées qui étaient évoquées dans ce groupe, et ma mère commença à lire la Bible parce que je lui en parlai. Elle finit par développer une profonde foi Chrétienne, ce qui créa une dissension entre elle et mon père, et ils divorcèrent lorsque j'allais sur mes trente ans. Plus tard j'appris qu'il y avait eu beaucoup de violence domestique dans notre famille dont je n'avais rien su à partir du moment où, mon frère et moi ayant obtenu nos diplômes d'école secondaire, nous entrâmes au collège. Après le divorce, mon beau-père vécut solitairement sur sa pension de soldat, et il mourut seul et presque sans un sou à Hiroshima il y a nombre d'annèes.

Le 23 Novembre, au deuxième jour de la conférence, tous les participants Japonais ont visité Yanziji, l'un des sites du massacre, pour un silence commémoratif accompagné d'offrandes de fleurs. Lorsque je regardai en contrebas de la coline où le monument mémorial était érigé, je remarquai une jetée délabrée au bord de la Rivière Yanze. Au pied de la jetée était un endroit plat et ombragé, d'où s'étendait une plage de sable. Je pressentis qu'à cet endroit les soldats Japonais maniaient leurs sabres et tiraient avec leurs mitraillettes. Je marchai jusqu'à la plage, et mon corps fut secoué du son de voix pleurant, comme si la terre elle-même se rappelait: Écoute-nous! Entends-nous! Souviens-toi de nous! Tels des hurlements de l'enfer. J'enlevai mes chaussures et mon manteau, m'agenouillai sur le sol et effectuai une fois "Tenshin Goso" (un mouvement méditatif du Shintaïdo). Ce mouvement se conclut par un salut formel, avec les mains et le front touchant la terre. Lorsque j'arrivai à cette partie du mouvement, mon corps trembla à nouveau, et je réalisai que le geste par lequel j'abaissai mon front reflétait celui de la décapitation. Je restai ainsi un long moment, faisant l'expérience du péché originel d'être Japonais.

Yin devient Yang

Après l'offrande des fleurs, mes esprits semblèrent s'alléger, comme si j'avais vu quelque chose à l'intérieur de moi et m'en étais repenti. Je me sentis léger et plein d'énergie, comme si j'avais véritablement "traversé la vallée de l'ombre de la mort et dès lors n'aurai plus crainte du mal". Ma vie jusqu'à ce point ressemblait à ces piles de galets de rivière que l'on voit au Japon au bord des chemin de montagne - les passants ajoutent une pierre, puis une autre, mais tôt ou tard celles-ci glissent l'une sur l'autre et la pile se réduit à nouveau. Mais lorsque je regarde devant moi, je suis confiant que le bien que je fais à partir de maintenant fera une différence positive.

Épilogue

Le dernier jour de la conférence, plutôt que de participer aux activités matinales je retournai à Yanziji en compagnie de Mayumi Oda (une artiste Japonaise habitant à Hawaii) et de Masashi Minagawa pour une nouvelle offrande de fleurs. Cette fois nous n'entrâmes pas dans le parc du mémorial mais prîmes un chemin détourné qui nous amena directement à une petite plage sur la baie. Là nous fîmes tous trois seiza (une façon Japonaise de se mettre formellement en méditation à genoux). Méditation, repentir, excuses, prière.

Je me relevai et fis Taimyo en chantant le sutra du Coeur. Faisant face à la côte lointaine, mon coeur s'étirait jusqu'aux âmes de ceux qui furent sacrifiés pendant le massacre et forcés de rester de ce côté de la rivière. Lors du passage de la posture Taimyo de Saizan ("traversant les montagnes") à Yoshin ("nourrissant l'esprit"), je me pris à répéter les mots de Jésus, "et toujours je serai avec vous, même jusqu'à la fin de la terre". La posture Shosei ("éclairant le monde") m'avait toujours fait l'effet d'une pose typiquement chrétienne. Cette fois, cependant, elle me parut donner voix à la déesse Kannon, "Je resterai avec vous, jusqu'à ce que la dernière âme de ceux qui furent forcés de rester en arrière soit guérie et libérée". J'exécutai Eiko Dai en esprit. Celui-ci passa de cette rive à l'autre, encore et encore, en traçant des ponts d'arc-en-ciels.

lundi 10 décembre 2007

Réflexions sur Nankin

Je suis Allemand, né en 1952 - après la deuxième Guerre Mondiale. En tant qu'Allemand j'ai toujours été confronté à l'holocauste et aux atrocités commises par les Allemands pendant la deuxième Guerre Mondiale. J'ai étudié les sciences sociales et la littérature Allemande et travaillé comme enseignant de deuxième cycle pendant 20 ans. Pas une seule année durant je n'ai d'une manière ou d'une autre donné des cours sur l'histoire Allemande et sur les leçons que les générations présentes et futures peuvent - et doivent ! - en retirer.

Je suis aussi prêtre Bouddhiste. Depuis 1996, j'ai pris part à plusieurs Retraites Testimoniales organisées par la « Peacemaker Community » sur le site du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau et depuis 2001 j'organise des retraites de méditation sur le site de Weimar-Buchenwald.

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Il y a quatre semaines j'ai participé à une conférence de 4 jours sur le Massacre de Nanjing organisée à Nanjing par Kazuaki Tanahashi (AWWA - A world without Armies [Un monde sans Armées - NDT]) et le Professeur Dr. Zhang Lianhong (du Centre de Recherches sur le Massacre de Nanjing).

Il n'était pas évident que cette conférence pût avoir lieu :

J'ai utilisé l'expression “Massacre de Nanjing” et continue à le faire car je vois suffisamment de preuves qu'un massacre de plus de 300'000 femmes, hommes et enfants a eu lieu il y a 70 ans à Nanjing et que plus de 80'000 femmes ont été systématiquement violées par des soldats Japonais. (Du point de vue des historiens il est peut-être important de déterminer si c'était 300'000 ou 270'000 ou 310'000 et ils peuvent continuer à en débattre pendant encore des décennies. Pour moi le nombre exact n'est pas si important : c'est la souffrance de chaque personne, chaque famille considérée individuellement qui compte).

Il y a une forte dénégation du Massacre de Nanjing au Japon. - et les négationnistes semblent occuper de puissantes positions : certains des participants Japonais avaient peur d'être attaqués par les négationnistes après leur retour au Japon. - Les gens qui ont critiqué le rôle de l'empereur Japonais pendant l'invasion Japonaise de la Chine ont été assassinés par des nationalistes Japonais.

La conférence ne fut rendue possible que grâce à l'accord d'employer les termes de « Tragédie de Nanjing » au lieu de « Massacre de Nanjing ». Ainsi le titre officiel de la conférence fut-il :

Témoigner du passé, afin de vivre ensemble dans le futur:

Conférence internationale

Pour la mémoire de Nanjing

Au 70ème anniversaire de la Tragédie de Nanjing

La conférence comprenait deux parties : les deux premiers jours furent consacrés aux souvenirs d'ordre personnel, tandis que les deux suivants constituaient un symposium pour les historiens et chercheurs de Chine et du Japon, à raison de trois ou quatre articles débattus par heure. - Le détail historique des événements n'étant pas au centre de mes intérêts, je n'ai participé qu'aux événements des premier et deuxième jours. Je ne veux pas rendre compte de tout ce qui s'est passé durant ces deux jours, mais simplement mentionner certaines choses qui sont importantes pour moi.

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Au début de la conférence deux survivants du massacre, un homme et une femme, racontèrent chacun leur histoire - et l'histoire de leurs familles - à un public d'environ 150 personnes, parmi lesquelles 15-20 Japonais, deux Américains des US et un Allemand.

Il est important pour les survivants de pouvoir faire le récit de leur histoire en public et d'être entendus. C'est une forme de reconnaissance publique de leurs souffrances. Parallèlement - ayant entendu un certain nombre de ces témoignages dans divers camps de concentrations - je me pose les questions suivantes :
  • Combien de fois ces survivants ont-ils déjà raconté leurs histoires?
  • Cela aide-t-il réellement au niveau personnel ou cela fixe-t-il une identité de « victime » ?
  • Les survivants bénéficient-ils d'une aide quelconque pour surmonter leurs traumatismes ou sont-ils, ces survivants traumatisés, utilisés pour alimenter un processus d'assertion de culpabilité ?
Qui prend soin de l'homme qui a raconté comment toute sa famille fut tuée par les soldats Japonais après qu'il a raconté son histoire ?

Qui prend soin de la femme qui a révélé qu'elle fut violée à répétition par des soldats Japonais lorsqu'elle avait 12 ans après qu'elle a raconté son histoire?

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Il est aussi important pour les enfants et petits-enfants des auteurs de ces actes d'entendre ces narrations. Cela fait partie du processus de témoignage. Il y a toujours des choses que nous ne voulons pas voir, des choses que nous ne voulons pas entendre. Si nous nous ouvrons aux souffrances engendrées par nos familles, nos amis, nos nations par le passé - malgré la souffrance que cela suscite en nous à présent - nous intégrons notre histoire commune. Cela nous fait nous sentir plus entiers qu'auparavant.

Les Japonais qui sont venus à Nanjing étaient disposés à voir et entendre. Nous sommes allés tous ensemble à un endroit au bord des rives de la rivière Yangtse, où des centaines de milliers de Chinois furent tués. Cet endroit a été encensé pour sa beauté à travers les siècles. Aujourd'hui, une petite colonne de pierre surmonte la falaise, commémorant la tuerie qui eut lieu à seulement quelques mètres de là. Des marches de pierre montent jusqu'à la colonne que protège un toit construit de manière traditionnelle sur trois piliers. L'un après l'autre nous gravîmes les marches et offrîmes une fleur.

Dans une cérémonie touchante les participants Japonais recouvrirent de lin blanc les marches et le plancher autour de la colonne du mémorial. Ils enlevèrent leurs chaussures, marchèrent à nouveau jusqu'à la colonne, s'inclinèrent jusqu'au sol où ils demeurèrent prostrés pendant plusieurs minutes.

Le jour suivant, certains d'entre eux racontèrent qu'ils avaient eu peur de venir à Nanjing, que cela avait été très difficile pour eux d'être à Nanjing, mais que la cérémonie à la colonne du mémorial avait transformé leurs sentiments. À présent ils se sentaient soulagés et apaisés.

Le processus de guérison par le témoignage et l'intégration des ombres de l'histoire tel que je l'ai vécu à Auschwitz-Birkenau et Weimar-Buchenwald a aussi fonctionné à Nanjing.

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Un après-midi fut consacré aux souffrances des femmes pendant l'invasion Japonaise. Des dizaines de milliers de femmes furent violées à Nanjing et beaucoup d'entre elles tuées de manières pénibles à imaginer.

Après avoir entendu tant de ces histoires de viols et de meurtres non seulement à Nanjing mais aussi en Serbie, au Darfour et à d'autres endroits, il m'est difficile d'attribuer ces viols et ces meurtres à leurs guerres respectives : n'est-il pas plus correct - ou du moins aussi correct - de voir en ces actes l'expression d'une guerre des hommes contre les femmes qui, dans sa forme la plus virulente, se manifeste par le viol et le meurtre ? Si nous acceptons d'envisager cette hypothèse : comment cette guerre se manifeste-t-elle aujourd'hui dans notre vie de tous les jours ? Que pouvons-nous - en particulier nous les hommes ! - faire pour mettre un terme à cette guerre autour de nous ?

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Je remercie Kazuaki Tanahashi pour m'avoir demandé de venir à Nanjing. Ces jours en Chine ont élargi mes vues.

Heinz-Jürgen Metzger


Décembre 2007